La logique du fantasme
16 novembre 1966

Je vais, aujourd’hui, jeter quelques points qui participeront plutôt de la promesse.

Logique du fantasme ai-je intitulé, cette année, ce que je compte pouvoir vous présenter de ce qui s’impose, au point où nous en sommes d’un certain chemin. Chemin qui implique, je le rappellerai avec force aujourd’hui, cette sorte de retour bien spécial que nous avons vu, déjà l’année dernière, inscrit dans la structure et qui est proprement, dans tout ce que découvre la pensée freudienne, fondamental. Ce retour s’appelle : répétition. Répéter ce n’est pas retrouver la même chose, comme nous l’articulerons tout à l’heure et contrairement à ce qu’on croit, ce n’est pas forcément répéter indéfiniment.

Nous reviendrons donc à des thèmes que j’ai d’une certaine façon déjà situés depuis longtemps. C’est bien aussi, parce que nous sommes au temps de ce retour et de sa fonction, que j’ai cru ne pas pouvoir plus tarder à vous livrer réuni ce que jusqu’ici j’avais cru nécessaire comme pointage minimum de ce parcours, à savoir ce volume que vous vous trouvez déjà avoir à votre portée. Ce rapport à l’écrit - qu’après tout, d’une certaine façon, je m’efforçais jusqu’à présent sinon d’éviter, tout au moins de retarder - c’est parce que, cette année, il nous sera sans doute possible d’en approfondir la fonction que là encore j’ai cru pouvoir franchir ce pas.

Ces quelques points d’indication que je vais aujourd’hui énoncer devant vous, je les ai choisis cinq :

Le premier consistant à vous rappeler le point où nous en sommes concernant l’articulation logique du fantasme, ce qui sera à proprement parler cette année, mon texte.

Le second, au rappel du rapport de cette structure du fantasme - que je vous aurai d’abord rappelée - à la structure comme telle du signifiant.

Le troisième, à quelque chose d’essentiel et de vraiment fondamental qu’il convient de rappeler, concernant ce que nous pouvons, ce que nous devons appeler cette année - si nous mettons au premier plan ce que j’ai appelé la logique en question - une remarque essentielle concernant l’univers du discours.

Le quatrième point : quelques indications relatives à sa relation à l’écriture comme telle.

Enfin je terminerai sur le rappel de ce que nous indique Freud, d’une façon articulée, concernant ce qu’il en est du rapport de la pensée au langage et à l’inconscient.

Logique du fantasme donc. Nous partirons de l’écriture que j’en ai déjà formée, à savoir de la formule : S barré, poinçon, petit a, ceci entre parenthèses : ( à a). Je rappelle ce que signifie le S barré : le S barré représente, tient lieu dans cette formule de ce dont il retourne concernant la division du sujet, qui se trouve au principe de toute la découverte freudienne et qui consiste en ceci que le sujet est, pour une part, barré de ce qui le constitue proprement en tant que fonction de l’inconscient. Cette formule établit quelque chose qui est un lien, une connexion entre ce sujet en tant qu’ainsi constitué et quelque chose d’autre qui s’appelle petit a, petit a est un objet dont ce que j’appelle, cette année, « faire la logique du fantasme », consistera à déterminer le statut - le statut, précisément, dans un rapport qui est un rapport logique à proprement parler.

Chose étrange sans doute et sur quoi vous me permettrez de ne pas m’étendre : je veux dire que ce que suggère de rapport à la jantasia, à l’imagination, le terme de fantasme, je ne me plairai pas, même un instant, à en marquer le contraste avec le terme de logique dont j’entends le structurer. C’est sans doute que le fantasme tel que nous prétendons en instaurer le statut n’est pas foncièrement si radicalement antinomique qu’on peut au premier abord le penser, à cette caractérisation logique qui, à proprement parler, le dédaigne. Aussi bien le trait imaginaire de ce qu’on appelle l’objet a, vous apparaîtra-t-il - mieux encore, à mesure que nous marquerons ce qui permet de le caractériser comme valeur logique - être beaucoup moins apparenté, il me semble, au premier abord, avec le domaine de ce qui est, à proprement parler, l’imaginaire. L’imaginaire bien plutôt s’y accroche, l’entoure, s’y accumule. L’objet petit a est d’un autre statut. Assurément il est souhaitable que ceux qui m’écoutent, cette année, en aient eu, l’année dernière, l’occasion d’en prendre quelque appréhension, quelque idée. Bien sûr cet objet a n’est point quelque chose qui, encore si aisément - pour tous et spécialement pour ceux pour qui c’est le centre de leur expérience : les psychanalystes, bien plus - ait encore, si je puis dire, assez de familiarité, pour que ce soit, je dirais, sans crainte voire sans angoisse, qu’il leur soit présentifié.

« Qu’avez-vous donc fait ? » - me disait l’un d’entre eux - « qu’aviez-vous besoin d’inventer cet objet petit a ? »

Je pense, à la vérité, qu’à prendre les choses d’un horizon un peu plus ample, il était grand temps. Car sans cet objet petit a - dont les incidences, me semble-t-il, se sont faites pour les gens de notre génération assez largement sentir - il me semble que beaucoup de ce qui s’est fait comme analyses, tant de la subjectivité que de l’histoire et de son interprétation et nommément de ce que nous avons vécu comme histoire contemporaine et très précisément de ce que nous avons assez grossièrement baptisé du terme le plus impropre sous le nom de totalitarisme... Chacun, qui après l’avoir comprise, pourra s’employer à y appliquer la fonction de la catégorie de l’objet petit a, verra peut-être s’éclairer de quoi il retournait, dans ce sur quoi nous manquons encore, d’une manière surprenante, d’interprétations satisfaisantes.

Le sujet barré, dans son rapport avec cet objet petit a, est joint dans cette formule écrite au tableau par ce quelque chose, qui se présente comme un losange, que j’ai appelé tout à l’heure le poinçon, et qui, à la vérité, est un signe forcé tout exprès pour conjoindre en lui ce qui peut s’en isoler, selon que vous le séparez d’un trait vertical ou d’un trait horizontal.

Séparé par un trait vertical, il représente un double rapport qui peut se lire au premier abord comme plus grand (>) ou plus petit (<) : plus petit ou aussi bien plus grand que grand A. inclus ou aussi bien exclu du grand A. Qu’est-ce à dire ?

Sinon que ce qui se suggère au premier plan de cette conjonction, c’est quelque chose qui, logiquement, s’appelle la relation d’inclusion ou encore d’implication, à condition que nous la fassions réversible et qui s’articule… (je vais vite, sans doute, mais nous aurons tout le temps de nous étendre et de reprendre ces choses ; aujourd’hui, je vous l’indique, il suffit que nous posions quelques jalons suggestifs)... cette relation qui s’articule de l’articulation logique, qui s’appelle : si et si seulement. S barré dans ce sens, à savoir : le poinçon étant divisé par la barre verticale, c’est le sujet barré à ce rapport de si et si seulement avec le petit a.

Ceci nous arrête. Il existe, donc, un sujet. Voilà ce que, logiquement, nous sommes forcés d’écrire au principe d’une telle formule. Quelque chose, là, à nous se propose qui est la division de l’existence de fait et de l’existence logique.

L’existence de fait, bien sûr, nous reporte à l’existence d’êtres (entre deux barres le mot êtres), êtres - ou pas - parlants. Ceux-ci sont en général vivants. Je dis « en général », parce que ce n’est pas du tout forcé : nous avons le convive de pierre qui n’existe pas seulement sur la scène où Mozart l’anime, il se promène parmi nous tout à fait couramment !

L’existence logique est autre chose et, comme telle, a son statut. Il y a sujet à partir du moment où nous faisons de la logique, c’est-à-dire où nous avons à manier des signifiants.

Ce qu’il en est de l’existence de fait, à savoir que quelque chose résulte de ce qu’il y a du sujet au niveau des êtres qui parlent, c’est quelque chose qui, comme toute existence de fait, nécessite que soit établie, déjà, une certaine articulation. Or, rien ne prouve que cette articulation se fasse en prise directe, que ce soit directement du fait qu’il y a des êtres vivants ou autres qui parlent, qu’ils soient pour autant et d’une façon immédiate, déterminés comme sujets.

Le si et si seulement est là pour nous le rappeler. Je motive ici des articulations par lesquelles nous aurons à repasser ; mais elles sont en elles-mêmes assez inhabituelles, assez peu frayées, pour que je croie devoir vous indiquer la ligne générale de mon dessein dans ce que j’ai à expliquer devant vous.

Petit a, résulte d’une opération de structure logique, elle effectuée non pas in vivo, non pas même sur le vivant, non pas à proprement parler au sens confus que garde pour nous le terme de « corps » - ça n’est pas nécessairement la « livre de chair », encore que cela puisse être et qu’après tout, quand ça l’est, ça n’arrange pas si mal les choses - mais enfin, il appert que dans cette entité si peu appréhendée du corps, il y a quelque chose qui se prête à cette opération de structure logique, qu’il nous reste à déterminer. Vous savez : le sein, le scybale, le regard, la voix, ces pièces détachables et pourtant foncièrement reliées au corps - voilà ce dont il s’agit dans l’objet petit a.

Pour faire du a, donc, limitons-nous, puisque nous nous obligerons à quelque rigueur logique, à signaler ici, qu’il faut du prêt-à-le-fournir ; ça peut, momentanément, nous suffire. Mais ça n’arrange rien ! Ça n’arrange rien pour ce en quoi nous avons à nous avancer : pour faire du fantasme, il faut du prêt-à-le-porter.

Vous me permettrez ici, d’articuler quelques thèses sous leur forme la plus provocante, puisqu’aussi bien ce dont il s’agit c’est de décoller ce domaine des champs de capture qui le font invinciblement revenir aux illusions les plus fondamentales de ce qu’on appelle l’expérience psychologique. Ce que je vais avancer c’est très précisément ce qu’étaiera, ce que fondera, ce dont montrera la consistance, tout ce que je vais, cette année, pour vous, dérouler.

Dérouler, je l’ai déjà dit, il y a longtemps que c’est fait. Quand, la quatrième année de mon séminaire, j’ai traité la relation d’objet, déjà, concernant l’objet a, tout est dit quant à la structure. La rapport du petit a à l’Autre, tout à fait spécialement, est très suffisamment amorcé dans l’indication que c’est de l’imaginaire de la mère que va dépendre la structure subjective de l’enfant.

Assurément, ce qu’il s’agit, ici, pour nous d’indiquer, c’est en quoi ce rapport s’articule en termes proprement logiques, c’est-à-dire relevant radicalement de la fonction du signifiant. Mais, il est à noter que pour qui résumait alors ce que je pouvais indiquer dans ce sens, la moindre faute - je veux dire : défaut - concernant l’appartenance de chacun des termes de ces trois fonctions qui, alors, pouvaient se désigner comme sujet, objet (au sens d’objet d’amour) et de l’au-delà de celui-ci : notre actuel objet a - la moindre faute, à savoir la référence à l’imagination du sujet, pouvait obscurcir la relation qu’il s’agissait-là d’esquisser. Ne pas situer au champ de l’Autre comme tel, la fonction de l’objet a, pousse à écrire par exemple, que dans le statut du pervers, c’est à la fois la fonction, pour lui, du phallus et la théorie sadique du coït qui sont les déterminants. Alors qu’il n’en est rien, que c’est au niveau de la mère que ces deux incidences fonctionnent.

J’avance donc, dans ce qu’il s’agit ici d’énoncer : pour faire du fantasme, il faut du prêt-à-le-porter.

Qu’est-ce qui porte le fantasme ? Ce qui porte le fantasme a deux noms qui concernent une seule et même substance, si vous voulez bien, ce terme, le réduire à cette fonction de la surface, telle que je l’ai, l’année dernière articulée. Cette surface primordiale qu’il nous faut pour faire fonctionner notre articulation logique, vous en connaissez déjà quelques formes, ce sont des surfaces fermées, elles participent de la bulle à ceci près qu’elles ne sont pas sphériques. Appelons-les la bulle et nous verrons ce qui motive, ce à quoi s’attache, l’existence de bulles dans le réel. Cette surface que j’appelle bulle a proprement deux noms : le désir et la réalité.

Il est bien inutile de se fatiguer à articuler la réalité du désir parce que, primordialement, le désir et la réalité sont dans un rapport de texture sans coupure. Ils n’ont donc pas besoin de couture, ils n’ont pas besoin d’être recousus. Il n’y a pas plus de « réalité du désir » qu’il n’est juste de dire « l’envers de l’endroit » : il y a une seule et même étoffe qui a un envers et un endroit. Encore cette étoffe est-elle tissée de telle sorte qu’on passe, sans s’en apercevoir, puisqu’elle est sans coupure et sans couture, de l’une à l’autre de ses faces et c’est pour cela que j’ai fait, devant vous, tellement état d’une structure comme celle dite du plan projectif, imagé au tableau dans ce qu’on appelle la mitre ou le cross-cap. Qu’on passe d’une face à l’autre sans s’en apercevoir, ceci dit bien qu’il n’y en a qu’une, j’entends : qu’une face. Il n’en reste pas mains, comme dans les surfaces que je viens d’évoquer, dont une forme parcellaire est la bande de Moebius, qu’il y a un endroit et un envers ! Ceci est nécessaire à poser, d’une façon originelle, pour rappeler comment se fonde cette distinction de l’endroit et de l’envers en tant que déjà-là avant toute coupure. Il est clair que qui - comme les animalcules dont font état les mathématiciens concernant la fonction des surfaces - y serait, dans cette surface, intégralement impliqué, ne verra, à cette distinction pourtant sûre de l’endroit et de l’envers, que goutte - autrement dit : absolument rien.

Tout ce qui se rapporte, dans les surfaces dont j’ai fait état devant vous, sériées depuis la plan projectif jusqu’à la bouteille de Klein, à ce qu’on peut appeler les propriétés extrinsèques et qui vont fort loin ! - je veux dire que la plupart de ce qui vous parait le plus évident, quand je vous image ces surfaces, ne sont pas des propriétés de la surface : c’est dans une troisième dimension que ça prend sa fonction. Même le trou qui est au milieu du tore ne croyez pas qu’un être purement torique s’aperçoit même de sa fonction ! Néanmoins, cette fonction n’est pas sans conséquence puisque c’est d’après elle que j’ai - il y a, mon Dieu, quelque chose comme presque six ans - déjà essayé d’articuler pour ceux qui m’écoutaient alors (parmi lesquels j’en vois, au premier rang) - d’articuler les rapports du sujet à l’Autre dans la névrose. C’est, en effet, cette troisième dimension, en elles, de l’Autre qu’il s’agit, comme telle. C’est par rapport à l’Autre et en tant qu’il y a là cet autre terme, qu’il peut s’agir de distinguer un endroit d’un envers, ce n’est pas encore distinguer réalité et désir. Ce qui est endroit ou envers primitivement au lieu de l’Autre, dans le discours de l’Autre, se joue à pile ou face. Ça ne concerne en rien le sujet, pour la raison qu’il n’y en a pas encore.

Le sujet commence avec la coupure. Si nous prenons, de ces surfaces, la plus exemplaire parce que la plus simple à manier, à savoir celle que j’ai appelée tout à l’heure cross-cap ou plan projectif, une coupure mais pas n’importe laquelle, je veux dire (je le rappelle pour ceux pour qui ces images ont encore quelque présence), si je le répète : d’une façon purement imagée, mais dont l’image est nécessaire - à savoir sur cette bulle, dont les parois (appelons-les antérieure et postérieure) viennent ici, en ce trait non moins imaginaire, se croiser - c’est ainsi que nous représentons la structure de ce dont il s’agit : toute coupure franchira cette ligne imaginaire, instaurera un changement total de la structure de la surface, à savoir que cette surface toute entière devient ce que, l’année dernière, nous avons appris à découper dans cette surface sous la nom d’objet a. À savoir que route entière la surface devient un disque aplatissable, avec un endroit et un envers, dont on doit dire qu’on ne peut pas passer de l’un à l’autre sauf franchir un bord. Ce bord c’est précisément ce qui rend ce franchissement impossible, du moins pouvons-nous ainsi articuler sa fonction. D’abord, in initio, la bulle par cette première coupure - riche d’une implication qui ne saute pas aux yeux tout de suite - par cette première coupure, devient un objet a.

Cet objet a garde - parce que ce rapport il l’a, dès l’origine, pour que quoi que ce soit puisse s’en expliquer - un rapport fondamental avec l’Autre. En effet, le sujet n’est point encore apparu avec la seule coupure par où cette bulle, qu’instaure le signifiant dans le réel, laisse choir d’abord cet objet étranger qu’est l’objet a. Il faut et il suffit, dans la structure ici indiquée, qu’on s’aperçoive de ce qu’il en est de cette coupure, pour s’apercevoir aussi qu’elle a la propriété, en se redoublant simplement, de se rejoindre - autrement dit que c’est la même chose de faire une seule coupure ou d’en faire deux. Je peux considérer la béance de ce qu’il y a, ici, entre mes deux tours qui n’en font qu’un, comme l’équivalent de la première coupure, qui en effet : si je l’écarte, c’est cette béance qui se réalise ; mais si je fais dans le tissu où il s’agit d’exercer cette coupure une double coupure, j’en dégage, j’en destitue ce qui a été perdu dans la première coupure, à savoir une surface dont l’endroit se continue avec l’envers. Je restitue la non-séparation primitive de la réalité et du désir.

Comment, de par après, nous définirons réalité ce que j’ai appelé tout à l’heure le prêt à porter le fantasme, c’est-à-dire ce qui fait son cadre et nous verrons alors que la réalité, toute la réalité humaine, n’est rien d’autre que montage du symbolique et de l’imaginaire - comme je l'ai articulé depuis toujours - ce qu’il importe de distinguer de la réalité humaine et qui est à proprement parler le réel, qui n’est jamais qu’entr’aperçu. Entr’aperçu quand le masque vacille qui est celui du fantasme, à savoir la même chose que ce qu’a appréhendé Spinoza, quand il a dit : « le désir, c’est l’essence de l’homme ».

À la vérité ce mot « homme » est un terme de transition impossible à conserver dans un système a-théologique, ce qui n’est pas le cas de Spinoza. À cette formule spinozienne, nous avons à substituer simplement cette formule - cette formule dont la méconnaissance conduit la psychanalyse aux aberrations les plus grossières à savoir : que le désir est l’essence de la réalité.

Mais, ce rapport à l’Autre - sans lequel rien ne peut être aperçu du jeu réel de ce rapport - c’est ce dont j’ai essayé de dessiner pour vous, en recourant au vieux support des cercles d’Euler, la relation comme fondamentale. Assurément elle est insuffisante cette représentation, mais si nous l’accompagnons de ce qu’elle supporte en logique, elle peut servir. Ce qui ressortit du rapport du sujet à l’objet a se définit comme un premier cercle, qu’un autre cercle, celui de l’Autre, vient recouper, le a est leur intersection.

S

A

a



C’est par là qu’à jamais - dans cette relation d’un vel originalement structuré qui est celui où j’ai essayé d’articuler pour vous, il y a déjà trois ans, l’aliénation - le sujet ne saurait s’instituer que comme un rapport de manque à ce a qui est de l’Autre, sauf à vouloir se situer dans l’Autre, à ne l’avoir également qu’amputé de cet objet a.

Le rapport du sujet à l’objet a comporte ce que l’image d’Euler prend comme sens quand elle est portée au niveau de simple représentation des deux opérations logiques qu’on appelle réunion et intersection. La réunion nous dépeint la liaison du sujet à l’Autre et l’intersection nous définit l’objet a. L’ensemble de ces deux opérations logiques sont ces opérations mêmes que j’ai mises originelles, en disant que le a est le résultat effectué d’opérations logiques et qui doivent être deux.

Qu’est-ce à dire ? Que c’est essentiellement dans la représentation d’un manque, en tant qu’il court, que s’institue la structure fondamentale de la bulle que nous avons appelée d’abord l’étoffe du désir.

Ici, dans le plan du rapport imaginaire, s’instaure une relation exactement inversée de celle qui lie le moi à l’image de l’autre. Le moi est, nous le verrons, doublement illusoire. Illusoire en ceci qu’il est soumis aux avatars de l’image, c’est-à-dire aussi bien livré à la fonction du demi ou du faux semblant. Il est illusoire également en ceci qu’il instaure un ordre logique perverti dont nous verrons - dans la théorie psychanalytique - la formule pour autant qu’elle franchit imprudemment cette frontière logique, qui suppose qu’à un moment quelconque donné et qu’on suppose primordial de la structure, ce qui est rejeté peut s’appeler : « non-moi ». C’est très précisément ce que nous contestons !

L’ordre dont il s’agit qui implique sans qu’on le sache et en tout cas sans qu’on le dise, l’entrée en jeu du langage, n’admet d’aucune façon une telle complémentarité. Et c’est précisément ce qui nous fera mettre au premier plan, cette année, de notre articulation, la discussion de la fonction de la négation. Chacun sait et pourra s’apercevoir, dans ce recueil mis maintenant à votre portée, que la première année de mon séminaire à Sainte-Anne fut dominée par une discussion sur la Verneinung où M. Jean Hippolyte, dont l’intervention est reproduite dans l’appendice de ce volume, scanda excellemment ce qu’était pour Freud la Verneinung. La secondarité de la Verneinung y est articulée assez puissamment pour que d’ores et déjà il ne puisse aucunement être admis qu’elle surviendrait d’emblée au niveau de cette première scission que nous appelons plaisir et déplaisir.

C’est pourquoi dans ce manque instauré par la structure de la bulle, qui fait l’étoffe du sujet, il n’est aucunement question de nous limiter au terme, pour les confusions qu’il implique, de négativité. Le signifiant ne saurait aucunement - même si propédeutiquement il a fallu pendant un temps en seriner la fonction aux oreilles qui m’écoutent – le signifiant (et l’on pourra remarquer que je ne l’ai jamais proprement articulé comme tel) n’est pas seulement ce qui supporte ce qui n’est pas là. Le fort-da, en tant qu’il se rapporte à la présence ou à l’absence maternelle, n’est pas, là, l’articulation exhaustive de l’entrée en jeu du signifiant. Ce qui n’est pas là, le signifiant ne le désigne pas, il l’engendre. Ce qui n’est pas là, à l’origine, c’est le sujet lui-même. Autrement dit : à l’origine il n’y a pas de Dasein sinon dans l’objet a. C’est-à-dire sous une formée aliénée, qui reste marquer jusqu’à son terme, toute énonciation concernant le Dasein. Est-il besoin de rappeler, ici mes formules qu’il n’y a de sujet que par un signifiant et pour un autre signifiant. C’est l’algorithme S

S

S’





S, en tant qu’il tient lieu du sujet, ne fonctionne que pour un autre signifiant.

L’Urverdrängung ou refoulement originaire c’est ceci : ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant. Ça ne mord sur rien, ça ne constitue absolument rien, ça s’accommode d’une absence absolue de Dasein.

Pendant environ 16 siècles, au minimum, les hiéroglyphes égyptiens sont restés solitaires autant qu’incompris dans le sable du désert, il est clair et il a toujours été clair pour tout le monde, que ceci voulait dire que chacun des signifiants gravés dans la pierre, au minimum, représentait un sujet pour les autre signifiants. Si cela n’en était pas ainsi jamais personne n’aurait même pris ça pour une écriture ! Il n’est nullement nécessaire qu’une écriture veuille dire quelque chose pour qui que ce soit, pour qu’elle soit une écriture et pour que, comme telle, elle manifeste que chaque signe représente un sujet pour celui qui le suit.

Si nous appelons cela Urverdrängung, ça veut dire que nous admettons qu’il nous paraît conforme à l’expérience, de penser ce qui se passe - à savoir qu’un sujet émerge à l’état de sujet barré - comme quelque chose qui vient d’un lieu où il est supposé inscrit, dans un autre lieu où il va s’inscrire à nouveau.

À savoir exactement de la même façon dont j’ai structuré autrefois la fonction de la métaphore, en tant qu’elle est le modèle de ce qui se passe quant au retour du refoulé : S’

De même, c’est pour autant qu’à l’égard de ce signifiant premier, dont nous allons voir quel il est, le sujet barré qu’il abolit vient à surgir à une place où nous allons pouvoir donner aujourd’hui une formule qui n’a pas encore été donnée : le sujet barré, comme tel, c’est ce qui représente pour un signifiant - ce signifiant d’où il a surgi - : un sens.

J’entends par « sens » exactement ce que je vous ai fait entendre au début d’une année sous la formule : Colourness green ideas sleep furiously. Ce qui peut se traduire en français par ceci qui dépeint admirablement l’ordre ordinaire de vos cogitations : des idées vertement fuligineuses s’assoupissent avec fureur !

Ceci, précisément, faute de savoir qu’elles s’adressent toutes à ce signifiant du manque du sujet que devient un certain premier signifiant dès que le sujet articule son discours. À savoir - ce dont quand même tous les psychanalystes se sont assez bien aperçu, encore qu’ils ne surent rien en dire qui vaille -, à savoir : l’objet a qui, à ce niveau, remplit précisément la fonction que Frege distingue du signe sous le nom de Bedeutung. C’est la première Bedeutung, l’objet a, le premier référent, le première réalité, le Bedeutung qui reste parce qu’elle est, après tout, tout ce qui reste de la pensée à la fin de tous les discours :

À savoir, ce que le poète peut écrire sans savoir ce qu’il dit quand il s’adresse à « sa mère Intelligence chez qui la douceur coulait » : « quelle est cette négligence qui laisse tarir son lait ? »

À savoir, un regard saisi qui est celui qui se transmet à la naissance de la clinique.

À savoir, ce qu’un de mes élèves, récemment, au Congrès de l’Université Johns Hopkins, prit pour sujet en l’appelant « La voix dans le mythe littéraire ».

À savoir, aussi ce qui reste de tant de pensées dépensées sous forme d’un fatras pseudo-scientifique et qu’on peut aussi bien appeler par son nom, comme je l’ai fait depuis longtemps concernant une partie de la littérature analytique et qu’on appelle de la merde. De l’aveu, d’ailleurs, des auteurs ! Je veux dire qu’à une toute petite défaillance de raisonnement près, concernant la fonction de l’objet a, tel d’entre eux peut fort bien articuler qu’il n’y a d’autre support au complexe de castration que ce qu’on appelle pudiquement « l’objet anal ».

Ce n’est donc pas là un épinglage de pure et simple appréciation, mais bien plutôt la nécessité d’une articulation dont le seul énoncé doit retenir, puisque après tout il ne se formule pas des plumes les moins qualifiées et que ce sera aussi bien, cette année, notre méthode, formulant la logique du fantasme, de montrer où, dans la théorie analytique, elle vient à trébucher. Je n’ai pas, après tout, nommé cet auteur que beaucoup connaissent. Qu’on entende bien que la faute de raisonnement encore est-elle raisonnée, c’est-à-dire arraisonnable, mais ce n’est pas obligatoire ! Et l’objet a en question peut, dans tel article, se montrer tout à fait nu et ne s’appréciant pas de lui-même. C’est ce que nous aurons l’occasion de montrer dans certains textes après tout dont je ne vois pas pourquoi, à titre de travaux pratiques, je ne vous ferais pas bientôt une distribution assez générale, si j’en ai suffisamment - ce qui est à peu près le cas - à ma disposition. Ceci viendra, au moment où nous aurons à attaquer certain registre et dès maintenant je veux tout de même marquer ce qui empêche d’admettre certaines interprétations qui ont été données de ma fonction de la métaphore (je veux dire de celles dont je viens de vous donner l’exemple le moins ambigu), de la confondre avec quoi que ce soit qui en fasse une sorte de rapport proportionnel.

Quand j’ai écrit que la substitution - le fait d’enter un signifiant substitué à un autre signifiant sur la chaîne signifiante - était la source et l’origine de toute signification, ce que j’ai articulé s’interprète correctement sous la forme où, aujourd’hui, par le surgissement de ce sujet barré comme tel, je vous ai donné la formule. Ce qui exige de nous la tâche de lui donner son statut logique, mais pour vous montrer tout de suite l’exemple de l’urgence d’une telle tâche, ou seulement de sa nécessité, observez que la confusion fut faite de ce rapport à quatre : S’

(le S’, les deux S et le petit "s" du signifié) avec cette relation de proportion où un de mes interlocuteurs, M. Perelman, l’auteur d’une théorie de l’argumentation, promouvant à nouveau une rhétorique abandonnée, articule la métaphore, y voyant la fonction de l’analogie et que c’est du rapport d’un signifiant à un autre en tant qu’un troisième le reproduit en faisant surgir un signifié idéal, qu’il fonde la fonction de la métaphore. À quoi j’ai répondu, en son temps. C’est uniquement d’une telle métaphore que peut surgir la formule qui a été donnée, à savoir : S’ sur le petit s de la signification trônant au haut d’un premier registre d’inscription dont l’Underdrawn, dont l’Unterdrückt, dont l’autre registre substantifiant l’inconscient, serait constitué par ce rapport étrange d’un signifiant à un autre signifiant, dont on nous ajoute que c’est de là que le langage prendrait son lest : S’ ‘

S ‘

Cette formule, dite « du langage réduit », je pense que vous le sentez maintenant, repose sur une erreur, qui est d’induire dans ce rapport à quatre la structure d’une proportionnalité. On voit mal aussi bien ce qui peut en sortir, puisqu’aussi bien le rapport S/S devient alors plutôt difficile à interpréter. Mais, nous ne voyons, dans cette référence à un langage réduit, d’autre dessein (d’ailleurs avoué), que de réduire notre formule que l’inconscient est structuré comme un langage - laquelle, plus que jamais, est à prendre au pied de la lettre.

Et puisqu’aujourd’hui, il s’avère que je ne remplirai pas les cinq points que je vous ai annoncés, je n’en arrive pas moins à pouvoir, pour vous, scander ce qui est ici à la clef de toute la structure et ce qui rend l’entreprise, qui s’est trouvée ainsi articulé - très précisément au début du petit recueil dont je vous parlais tout à l’heure, qui concerne la tournant de mes rapports avec mon audience, qu’a constitué le Congrès de Bonneval - à sa futilité : il est erroné de structurer ainsi sur un prétendu mythe de langage réduit, aucune déduction de l’inconscient, pour la raison suivante : il est de la nature de tout et d’aucun signifiant de ne pouvoir en aucun cas se signifier lui-même.

L’heure est assez avancée pour que je ne vous impose pas, dans la hâte, l’écriture de ce point inaugural de toute théorie des ensembles, qui implique que cette théorie ne peut fonctionner qu’à partir d’un axiome dit de spécification. C’est à savoir qu’il n’y a d’intérêt à faire fonctionner un ensemble que s’il existe un autre ensemble qui puisse se définir par la définition de certains x dans le premier comme satisfaisant librement à une certaine proposition. « Librement » veut dire : indépendamment de toute quantification : petit nombre ou tout. Il en résulte (je commencerai ma prochaine leçon par ces formules), il en résulte qu’à poser un ensemble quelconque, en y définissant la proposition, que j’ai indiquée comme y spécifiant des x, comme étant simplement que x n’est pas membre de lui-même - ce qui, pour ce qui nous intéresse, à savoir pour ceci, qui s’impose dès qu’on veut introduire le mythe d’un langage réduit : qu’il y a un langage qui ne l’est pas, c’est-à-dire qui constitue, par exemple, l’ensemble des signifiants. La propre de l’ensemble des signifiants, je vous le montrerai en détail, comporte ceci de nécessaire - si nous admettons seulement que le signifiant ne saurait se signifier lui-même - comporte ceci de nécessaire : qu’il y a quelque chose qui n’appartient pas à cet ensemble. Il n’est pas possible de réduire le langage, simplement en raison de ceci que le langage ne saurait constituer un ensemble fermé ; autrement dit : qu’il n’y a pas d’univers du discours.

Pour ceux qui auraient eu quelque peine à entendre ce que je viens de formuler, je rappellerai seulement ceci que j’ai déjà dit en son temps : que les vérités que je viens d’énoncer sont simplement celles qui sont apparues d’une façon confuse à la période naïve de l’instauration de la théorie des ensembles, sous la forme de ce qu’on appelle faussement le paradoxe de Russell - car ce n’est pas un paradoxe, c’est un image - : la catalogue de tous les catalogues qui ne se contiennent pas eux-mêmes. Qu’est-ce à dire ? Ou bien il se contient lui-même et il contredit à sa définition, ou bien il ne se contient pas lui-même et alors il manque à sa mission. Ce n’est nullement un paradoxe ; on n’a qu’à déclarer qu’à faire un pareil catalogue, on ne peut pas le pousser jusqu’au bout, et pour cause...

Mais, ce dont tout à l’heure je vous ai donné l’énoncé sous cette formule que dans l’univers du discours il n’est rien qui contienne tout, voilà qui à proprement parler nous incite à y être tout spécialement prudents quant au maniement de ce qu’on appelle tout et partie et à exiger, à l’origine, que nous distinguions ceci sévèrement (ce sera l’objet de mon prochain cours) - : l’Un de la totalité - que justement je viens de réfuter, disant au niveau du discours qu’il n’y a pas d’univers, ce qui assurément laisse encore plus en suspens que nous puissions le supposer n’importe où ailleurs - distinguer cet Un de l’Un comptable en tant que, de sa nature, il se dérobe et glisse, pour ne pouvoir être l’Un qu’à se répéter au moins une fois et se refermant sur lui-même, instaurer, à l’origine, le manque dont il s’agit - dont il s’agit d’instituer le sujet.